Bruxelles, le 26 mars 1907.
Il y a près de deux ans que Salomé parut au théâtre de Dresde. Mais on sait que M. Richard Strauss composa sa partition sur un poème d’Oscar Wilde écrit en français ; le texte allemand, dans lequel fut jouée l’œuvre à Dresde, était une traduction. La représentation donnée lundi à Bruxelles est donc, en réalité, la vraie « première » de l’œuvre, originale et définitive.
Car le poème, vraiment, n’est pas négligeable, ni pour ses défauts, ni pour ses qualités. Il n’a rien d’allemand, dans son caractère, sa forme et son esprit, si ce n’est peut-être dans sa longueur, aggravée encore par la musique, qui l’a respecté d’un bout à l’autre intégralement. Tout « extérieur », encore qu’il prétende révéler de mystérieux symboles et des significations universelles, il a du moins un grand mérite, celui d’être très dramatique et très « musicable ». C’est évidemment cela qui a tenté M. Strauss. Pour le reste, pour la forme littéraire, ce poème nous présente un mélange laborieux de métaphores bibliques et de naturalisme ingénu, un pastiche, parfois parodique, du Cantique des Cantiques et de l’ancien style à répétitions de M. Maurice Maeterlinck. Heureusement — à ce point de vue-là, tout au moins, — la musique de M. Strauss ne permet pas d’entendre grand’chose de ce que disent les personnages, et cela vaut mieux quelquefois. Ce qui importait surtout au compositeur, et ce qui importe véritablement ici, c’est le sujet, très adroitement mis à la scène dans un but d’effet violemment tragique. Non seulement la vieille légende mystique racontant que Salomé, après avoir obtenu d’Hérode la tête de Jean-Baptiste, la baisa sur la bouche, est strictement suivie, mais elle est encore appuyée, développée, poussée au paroxysme. Selon cette légende, si Salomé baisa la bouche de Jean, ce fut « par un raffinement de cruauté sadique ». A cette cruauté, à ce sadisme, qui n’auraient guère suffi à l’intérêt dramatique, le poète anglofrançais a substitué ou plutôt ajouté l’amour, un amour effréné, exalté, exacerbé par la résistance ; et il en résulte, en somme, une sorte de passion follement hystérique, surhumaine, extravagante, mais, en tout cas, dans sa violence même, extrêmement poignante.
Je parlais plus haut de symboles et de généralisations. Depuis Wagner, les musiciens en sont friands ; M. Richard Strauss n’a eu garde de découvrir, dans le poème d’Oscar Wilde, tout ce qu’il contenait, à cet égard, de ressources, et même de clichés : contrastes entre les deux religions ; amour profane et amour divin ; amour et haine ; lutte entre le bien et le mal ; mystère de l’amour et de la mort ; et, finalement, rédemption, idée particulièrement chère au drame wagnérien. Et il faut dire que sa musique, par sa seule éloquence, a su dégager tout cela de façon à nous faire illusion. La force, la chaleur, l’intensité de coloris, tout ce qu’on avait tant admiré déjà dans les poèmes symphoniques du jeune maître allemand, se retrouve dans cet acte, avec une richesse, un éclat, une diversité d’accents qui tiennent du prodige. Par l’emploi des thèmes caractéristiques, la partition de Salomé est bien wagnérienne. Mais leur mise en œuvre, leur qualité même, parfois italienne ou française, est toute personnelle ; et ce qui est surtout personnel, c’est l’instrumentation, d’une souplesse, d’une originalité de timbres, d’une sonorité, qui éloignent toute impression d’influence ou d’imitation. Ici, comme en ses œuvres précédentes, M. Richard Strauss s’affirme un extraordinaire symphoniste. Son œuvre ne vit que par la symphonie ; c’est la symphonie qui exprime, colore, anime tout, caractérise les personnages, décrit les situations, élève ce drame épileptique à la hauteur d’une tragédie. Même aux points culminants de l’œuvre, elle seule se fait entendre : l’apparition de Iokanaan à Salomé ; la descente du prophète dans le puits, au moment où le cœur de l’héroïne s’emplit peu à peu d’une soif de vengeance ; la danse de Salomé devant Hérode ; puis, la scène du baiser macabre, où la parole vraiment n’a que faire. Partout ailleurs, quand la voix devrait logiquement prédominer, sauf de rares exceptions elle se noie dans le tourbillon sonore. Jadis, les musiciens d’opéra subordonnaient la musique au poème ; Wagner vint unir les deux intimement ; nous avons vu, avec M. Debussy, le poème « absorber » la musique. Avec M. Strauss, c’est la musique qui absorbe le poème, et qui est tout le drame. Il ne se soucie point d’être vocal ; l’intérêt est rarement dans le chant ; et rien n’empêcherait, en somme, de réduire l’œuvre à l’état de simple pantomime.
Quelle que soit l’opinion qu’on puisse avoir de l’avenir d’un tel art au point de vue dramatique, on ne saurait nier l’impression très vive, toute nerveuse peut-être, que l’œuvre produit par sa vie débordante, son étonnante coloration, son indiscutable puissance. En son expression si diverse, à la fois surchargée et claire, où la fantaisie, le charme et le pathétique s’unissent dans un ensemble architectural bâti merveilleusement, elle éblouit et subjugue, secoue et meurtrit. C’est l’œuvre d’un grand peintre, doué d’une volonté superbe et d’une vaste imagination. Je n’oserais dire que c’est aussi l’œuvre d’un poète très pénétrant et très ému. Il lui manque un peu de cette sensibilité, de cette douceur profonde, de cette flamme intérieure, qui font les œuvres éternellement belles.
Comme réalisation matérielle, Salomé est d’une difficulté considérable. La direction de la Monnaie en est venue à bout cependant avec un rare bonheur. L’orchestre de M. Dupuis, qui assumait la tâche la plus difficile, a dépassé toutes les espérances ; il a eu l’élan, la chaleur, la fluidité ; Mme Mazarin soutient avec une vaillance surprenante le poids d’un rôle écrasant, que certes bien peu de cantatrices seraient capables de mener jusqu’au bout ; M. [Swolfs] a dessiné la silhouette grotesque d’Hérode d’une façon très pittoresque ; et M. Petit, bien qu’il n’ait pas toute la vigueur vocale que demande le rôle de Iokanaan, y apporte toute son intelligence et lui donne de la noblesse et de l’ampleur. Il y a beaucoup de petits rôles ; chacun d’eux a son importance dans les ensembles terriblement compliqués, à rythmes et à mesures multiples ; tout a été mis au point, et tout a marché sans accroc, comme s’il se fût agi de la partition la plus simple du vieux répertoire. Et quant à Mlle Boni, elle a dansé le fameux « pas des sept voiles » délicieusement.
La soirée de « première », très brillante et très animée, s’est terminée par des acclamations triomphales. Le spectacle dure, juste, une heure et trois quarts.