au FIGARO
La Salomé de M. Richard Strauss fera prochainement, comme on le sait, sa première apparition solennelle sur une scène parisienne. Le vif intérêt que suscite cet événement musical dans les salons et dans les milieux artistiques, l’impatiente curiosité avec laquelle il est attendu, ont suggéré au Figaro l’idée, audacieuse peut-être, originale à coup sûr, d’offrir à ses amis une audition avant la lettre de l’œuvre sensationnelle du maître allemand.
L’idée, ai-je dit, était audacieuse : il nous manquait en effet, pour la réaliser, les éléments essentiels ; il nous manquait les artistes, qui ne sont point encore arrivés à Paris, les décors, les costumes ; il nous manquait encore un espace suffisamment vaste pour y disposer un orchestre qui s’élève au chiffre respectable – et terrifiant pour notre « hall » – de cent dix musiciens !
Nous avions confié notre embarras à M. Jacques Isnardon. L’éminent professeur au Conservatoire avait eu, lui aussi, l’idée de donner, sur la petite scène de son atelier, un aperçu aussi exact que possible de l’œuvre de M. Strauss à ses élèves : la tentative venait d’obtenir un succès fou ; il avait réussi à monter l’ouvrage en un mois, avec décors et costumes ; il nous avait révélé une Salomé idéale, qui n’était autre que Mme Jacques Isnardon ; il disposait, enfin, d’une troupe remarquablement homogène, comme en souhaiteraient maints théâtres lyriques. Quant à l’orchestre … ; l’orchestre, ma foi ! il n’y fallait pas songer. Restait le piano, – un sacrilège ! Mais non, le piano tenu par M. Straram, c’était presque l’illusion des instruments, et d’ailleurs il ne s’agissait – ne l’oublions pas – que d’une simple audition.
Et voilà comment – que l’on excuse la longueur de ce préambule nécessaire – il fut permis au Figaro de mettre à exécution son ambitieux projet.
Il ne saurait le regretter après le succès d’hier. Jamais on ne vit salle plus brillante, plus enthousiaste et plus attentive. Le Tout-Paris mondain, musical et littéraire s’était empressé de répondre à notre invitation ; parmi les fleurs et les lumières, nous vîmes un parterre d’épaules nues et d’habits noirs à rendre jaloux l’Opéra et qui rappelait celui des Italiens d’autrefois.
Parmi les invités :
La salle est déjà archicomble lorsqu’à neuf heures et demie précises la toile de notre scène se lève sur l’unique décor de Salomé. Ce décor représente la terrasse du palais d’Hérode baigné par les pâles lueurs de la lune qui reflète dans le lointain son croissant d’argent sur les eaux tranquilles d’un lac. Salomé, étrange, mystérieuse, tragique, paraît. Mais il ne m’appartient pas de déflorer aujourd’hui, par un compte rendu descriptif du poème ou par une appréciation anticipée et hâtive de la partition, l’ouvrage qui sera soumis d’ici quelques jours dans son véritable cadre au jugement de la critique et du public.
Qu’il me suffise de constater que cette musique, qui déconcerte d’abord par le raffinement de son dessin harmonique, par la hardiesse de ses dissonances, vous empoigne et vous captive peu à peu par sa volupté tendre et ardente[,] par le souffle vigoureux et large qui la traverse, par son intensité dramatique, par la sève puissante qui en jaillit … Cette musique ne ressemble à aucune autre, elle est d’un compositeur aux conceptions hautaines et vastes, et qui est un raffiné, un poète des couleurs autant que des sonorités.
C’était hier la première et unique fois que l’on chantait la version originale et française d’Oscar Wilde.
Lorsque M. Richard Strauss résolut de mettre en musique le poème de Salomé, il le fit traduire en allemand. C’est cette version que l’on chante habituellement et qui accompagnera aux représentations du Châtelet la musique du compositeur allemand. Celui-ci ne se décida à mettre en musique la version originale que plus tard et dut, par d’habiles modifications, adapter le chant aux paroles françaises : de là, de légères différences entre les deux partitions.
Mais revenons, à notre audition. J’ai dit, au début de cet article combien l’interprétation avait été remarquable et combien l’illusion de la réalité avait été parfaite, malgré l’absence de l’orchestre qui est pourtant indispensable à cette musique essentiellement symphonique.
Mme Jacques Isnardon, comme on le sait, jouait le rôle si complexe, si difficile de Salomé … On ne l’avait guère entendu à Paris jusqu’ici. On se souvenait simplement de l’impression très vive que produisit sa belle voix de soprano dans la salle du Conservatoire, lorsqu’étant encore Mlle Lucy Foreau, elle remportait d’emblée son premier prix. Engagée aussitôt à la Monnaie de Bruxelles, elle ne devait pas s’y attarder malgré une série de triomphes ; elle préféra en effet, aux succès de théâtre, les joies du foyer : elle quitta la Monnaie pour épouser son professeur, M. Jacques Isnardon, dont elle est devenue la précieuse collaboratrice.
Et pourtant, lui est-il permis de renoncer à la carrière théâtrale ? Nul ne l’admettra après l’audition d’hier soir. Elle nous a donné, dans ce rôle écrasant, des joies artistiques dont nous garderons le souvenir ; elle s’est révélée à la fois cantatrice à la voix souple, solide et ailée, musicienne éprouvée puisqu’elle a su réaliser le tour de force d’interpréter sans une défaillance une musique scabreuse entre toutes ; tragédienne enfin, si l’on en juge par la façon si artistique, si personnelle dont elle a composé cette figure de Salomé perverse et ingénue, poétique et féroce. Elle a même poussé le souci de l’exactitude historique jusqu’à danser elle-même la fameuse danse des sept voiles à laquelle elle prête la grâce de sa ligne. A côté d’elle, Mme Gerville-Réache avait consenti à interpréter, sur nos instances, un rôle au-dessous de sa valeur et indigne de son talent. Cette brillante cantatrice si émouvante dans Orphée à l’Opéra-Comique fut, hier, une superbe Hérodiade, tandis que Mlle Faye faisait applaudir, sous le travesti d’un page, une charmante voix de mezzo-soprano.
M. Sizes, bien que souffrant, avait tenu à remplir quand même son rôle d’Hérode.
Je me hâte d’ajouter que nul ne se serait douté de son indisposition en constatant hier la puissance de sa voix mordante et l’intensité de son jeu. M. Sizes, que nous avons connu baryton à l’Opéra a pris, depuis peu, l’emploi des ténors ; sa voix a, de telle sorte, conservé un médium très corsé qui le classe parmi les ténors, dits wagnériens.
Quant aux autres interprètes, ils avaient été choisis parmi les meilleurs élèves de M. Isnardon, au nombre desquels il faut mettre hors de pair M. Vigneau, un baryton surprenant, qui joint à l’éclat d’un organe solide le charme d’une voix dont la sonorité est remarquablement riche en harmoniques. Son succès a été considérable. N’oublions pas enfin MM. Paulet et Villaret, l’un ténor léger, l’autre baryton d’opéra-comique, qui complétaient heureusement ce remarquable ensemble.
Et maintenant un mot encore pour féliciter comme il mérite de l’être le prestigieux artiste qui s’appelle Straram et qui avait accepté d’accompagner au piano la partition de Salomé. Il a suffi d’entendre deux mesures pour comprendre le rôle périlleux qu’il assumait avec tant de maîtrise.
Et Isnardon ? Remercions-le, lui aussi, du précieux concours qu’il nous a apporté. Les applaudissements, les rappels qui saluèrent hier soir les excellents interprètes de Salomé s’adressaient aussi à l’éminent professeur qui a monté avec une sûreté et un goût exquis l’ouvrage de Strauss. C’est un metteur en scène de premier ordre et nous ne sommes pas surpris que son nom ait été mis en avant pour la direction de l’Opéra-Comique lorsqu’il fut question de la nomination de M. Albert Carré à l’Opéra.
Et maintenant nous ne regrettons qu’une chose : c’est de n’avoir pu donner à l’œuvre sa véritable portée en la présentant dans son plein développement symphonique ; il faut, en effet, l’entendre avec l’orchestre pour pouvoir en goûter l’intense saveur et la haute originalité.