M. Richard Strauss a obtenu, dimanche dernier, aux Concerts populaires, un très éclatant et très significatif succès. Bien qu’il ne fût guère connu de la masse qui ne suit pas d’ordinaire avec une grande attention le mouvement artistique à l’étranger et que les musiciens se souvinssent à peine d’avoir entendu, il y a quelques années, sous la direction de Joseph Dupont, un coloré et vivant tableau symphonique du jeune maître allemand, Aus Italien, M. Richard Strauss s’est imposé d’emblée et ses œuvres ont produit une véritable sensation. Il y a certainement chez cet artiste plein de jeunesse, et qui est encore, – heureux privilège, – sur la pente ascendante de sa route, des facultés très rares, les dons les plus précieux. Avez‑vous remarqué combien son orchestre est de sonorité distinguée, et combien il diffère de celui de Wagner, bien que M. Strauss se réclame absolument de l’école de Bayreuth? Il n’imite ni ne cherche à imiter; il suit sa propre voie, franchement, loyalement, et s’il ne nous apporte pas un frisson nouveau, un accent inconnu seul réservé aux grands révolutionnaires de l’art, du moins vient‑il à nous avec une maîtrise tout à fait intéressante et un art de pétrir la pâte orchestrale qui lui fait une véritable personnalité. Dans les œuvres qu’il nous a fait entendre et qu’il a dirigées, son Macbeth est la moins complète. Le début en est trouble; on n’arrive pas à attacher un sens très précis aux thèmes principaux dont le caractère n’impose pas leur signification, bien qu’on sente parfaitement que l’élément infernal de la tragédie shakespearienne se retrouve dans le thème du basson qui se détache dès les premières mesures. Et puis, à défaut de texte explicatif, on ne sait pas exactement de quelle façon le musicien a entendu exprimer la quintessence spirituelle ou émotionnelle du drame. Vers le milieu, on reconnait la »cuisine des sorcières«, le chant du coq qui vient les chasser de la bruyère, puis l’avancée de la fameuse forêt en marche; tout cela est finement traité, d’une coloration fantastique très heureuse, mais le grand souffle tragique manque à l’ensemble de ce poème, en somme plutôt bruyant que fort.
Bien supérieur à tous les points de vue, comme développement d’un plan et par la richesse de l’harmonie, par la poésie du sentiment, est le poème Tod und Verklaerung (Mort et transfiguration), où sur un sujet extrêmement banal, mais humain, le musicien a écrit des pages d’une belle envolée lyrique, dans lesquelles il s’élève même au grand style. Le commentaire explicatif ne nous est plus nécessaire ici; la lutte vaine, la souffrance, la lassitude, les souvenirs qui traversent nos heures d’abattement, la sérénité qui précède la venue de la mort, le détachement de tout et les visions rédemptrices, s’opposent en teintes harmoniques, en rythmes, en thèmes mélodiques d’accent pénétrant et ainsi des tableaux colorés se groupent naturellement en notre esprit, évoqués par la seule puissance expressive de la musique. Voilà l’œuvre d’un vrai poète des sons.
Les mêmes qualités d’inspiration et de facture se retrouvent dans la très belle page vocale intitulée Séduction que Mme Ternina, la remarquable cantatrice du théâtre de Munich, a chantée avec un bel art de diction; la couleur en est charmante, la langueur énervée d’une admirable justesse d’expression. Quelle chose exquise, à la fin, sur une tenue de la voix, ces flûtes exécutant pianissimo un long trait chromatique descendant, tandis que frissonnent doucement les harpes et les violons!
Je n’aime pas autant le Chant de la prêtresse d’Apollon. On y voudrait une plus grande pureté de ligne, plus de tranquillité dans l’harmonie. Ce n’en est pas moins une page très distinguée.
Mais le chef‑d’œuvre, c’est la fantaisie sur les Equipées de Till Eulenspiegel[.] Cette page originale a obtenu un succès complet; pour un peu on l’aurait bissée. Les bonnes farces musicales! Les plaisants coq‑à‑l’âne harmoniques! Bassons, flûtes, piccolos, violons, contrebasses, quelle folle sarabande, ils mènent! C’est absolument amusant et d’un humour énorme. Je ne dis pas esprit, car ce n’est pas spirituel. Le comique jaillit ici de la rencontre imprévue des rythmes, des harmonies follement agencées, des thèmes interrompus, puis repris. C’est le triomphe du grotesque, de l’inattendu du cocasse, avec ce degré de justesse et d’á propos dans le trait qui provoque le rire.
Chabrier et Saint‑Saëns ont de l’esprit en musique: leurs drôleries ont un tout autre caractère. La saillie musicale est chez eux calculée, réfléchie. Je trouve plutôt de l’humour chez M. Strauss, de l’humour à la façon des imagiers de Munich et de Nuremberg, si différents, par exemple, des caricaturistes français et anglais, et pourtant si drôles en leurs fantaisies échevelées. Cet Eulenspiegel est un chef‑d’œuvre en son genre, qui révèle un trait bien curieux de cette intéressante personnalité artistique dans laquelle l’humour est l’envers d’un sentiment poétique profond.
Je pense que M. Strauss emportera un souvenir agréable de Bruxelles. On ne l’a pas un seul instant confondu, comme en Amérique et à Londres, avec le fameux Johann Strauss, de Vienne, et on ne l’en a pas moins fêté et ovationné. Et il a été ravi de l’exécution de ses œuvres par un orchestre dont la virtuosité lui a inspiré une vive admiration.
Mme Ternina a partagé ce succès très vif. Outre les deux pièces vocales de M. Strauss, elle a chanté, d’un beau style et d’une belle voix, la prière et l’air d’entrée d’Elisabeth du Tannhauser.
Très intéressante matinée, en somme, que M. Joseph Dupont avait préparée dans la coulisse avec le soin et le souci qu’on lui connaît.