Musique à l’Etranger
(De notre envoyé special)
L’Opéra de Dresde, coutumier de belles fêtes musicales, vient de représenter pour la [première] fois la Salomé, de M. Richard Strauss. C’est un événement d’une importance toute particulière, en raison du nom de M. Strauss et de la valeur exceptionnelle de son œuvre.
Le sujet de la pièce est trop connu pour qu’il soit utile d’y beaucoup insister. Tous les lettrés savent l’éclat du conte d’Hérodias, de Flaubert. Ils possèdent ainsi la donnée de la Salomé, d’Oscar Wilde.
Celui-ci a délibérément supprimé tout ce qui pouvait servir d’exposition. Il nous a supposés suffisamment instruits du sujet pour nous jeter dès l’abord dans l’action. De la sorte, celle-ci peut se dérouler avec une intensité dramatique singulièrement poignante dans le court intervalle qui sépare le crépuscule du lever du soleil.
La Mort, l’Amour, et l’Amour dans la Mort, voilà toute la pièce : Mort, Narraboth, le jeune capitaine qui ne peut supporter les paroles enfiévrées que Salomé adresse à Jochanaan ; mort Jochanaan, morte Salomé ; mort bientôt Hérode Antipas. C’est devant la tête morte du Baptiste que Salomé chante ses plus douces, ses plus amoureuses plaintes, c’est à une femme morte que ressemble cette lune laiteuse et fugitive qui traverse lentement le ciel. Mais elle ressemble aussi à la beauté d’une « jeune vierge », et ce sont des mots d’amour que lui adressent Salomé et Hérode, car elle est faite à l’image de leur pensée et de leur destin.
Ce n’est point la Juive, « si charmante et touchante d’humilité », que représente Salomé, c’est la Syrienne qui inspira le Cantique des cantiques, pour qui l’inceste est presque une loi, et Sémiramis, Loth et Myrrha des divinités. C’est la Syrienne en proie aux sept démons qui confond, dans son culte d’amour, la beauté, la mort et la résurrection ; et si l’histoire ne l’eût rendue véridique, nulle fable n’eût été plus singulièrement profonde que celle de la rencontre de la fille d’Hérodiade avec celui qui le premier versa l’eau du baptême sur le front du Ressuscité. Elle apostrophe audacieusement saint Jean ; son amour, son désir, elle l’exprime avec l’ardeur d’un adolescent, et comme la Sulamite, c’est elle qui lui peint ses charmes dans un langage qui semble emprunté au Cantique des cantiques* :
Ainsi, sans encombrante exposition, sans peinture approfondie de caractères, sans fausse psychologie, les personnages s’expriment et s’expliquent eux-mêmes. Ils disent leurs haines et leurs désirs : Jochanaan, sa haine des Pharisiens et des Sadducéens ; Hérodias, sa haine de Jochanaan ; Salomé, ses désirs angoissés, ses espiègleries sanglantes, son indifférence à la mort de Narraboth dont le cadavre la sépare de Jochanaan, sans qu’elle cesse pour cela ces appels qui ne connaissent point de pudeur. Hérode, par la seule vertu du mouvement dramatique, est tracé de main de maître. Il est craintif, nerveux, luxurieux et désordonné ; ses appétits ne sont point gloutons, il aime la débauche raffinée ; l’inceste le tente : il implore Salomé de boire dans sa coupe, de mordre un fruit qu’il achèvera, de s’asseoir sur son trône, de partager sa puissance, enfin de danser.
La Danse de Salomé ! Mais ici la musique intervient. Qu’est devenu sous la plume du musicien ce poème d’une sensualité aussi franche, d’une poésie aussi troublante, mais où l’émotion plastique entre pour une part infiniment plus grande que l’humanité ? Salomé n’est point devenue une cantilène languide, soupirée à peine et d’un charme affadé.
M. Strauss a compris que dans cette volupté il y avait du sang ; et c’est avec du sang qu’il a exprimé la sensualité de Salomé. On ne trouve dans sa partition aucune de ces pages « charmantes » qui semblent être le propre de tout orientalisme. Tout y est fort et noble. Ne pensez pas pour cela que la poésie de la pièce ait disparu ; bien au contraire ; elle est simplement traduite avec des moyens qui ne sont point traditionnels. Il serait difficile de trouver une idée mieux adaptée au caractère du personnage que celle de Salomé ; une scène plus évocatrice que la première, où le paysage tout baigné de lune semble émaner de l’orchestre même, tandis que Salomé prodigue à Narraboth les plus séduisantes avances.
Par contre, c’est avec un lyrisme d’une intensité, d’une violence extrêmes, qu’est rendue la longue scène entre Salomé et le Baptiste. On [imagine] malaisément les accents de plus en plus exaspérés que M. Strauss a trouvés pour traduire l’audacieux langage de la fille d’Hérodiade. Il n’a point chanté son amour en mélopées plaintives, mais il a décelé toute la puissance tragique que renferme cette sorte d’érotisme funèbre, cet impur parfum des cultes de Syrie dont parle Michelet.
Il a évoqué un Orient non point brutal, mais d’une extrême violence de couleur, non pas raffiné, mais d’une sensualité véritablement barbare, et tout cela sans l’appareil obligé de doubles pédales surmontées de gammes mineures où jouent de faciles secondes augmentées ; il a à peine indiqué par des suites de tons entiers une atmosphère particulière et la danse même de Salomé, toute vivante, toute heurtée de rythmes qui s’entrechoquent comme des cris de luxure, exprime le « drame » avec autant d’intensité que la parole.
Il ne m’est pas permis d’analyser en détail une œuvre qui s’annonce comme l’une des manifestations les plus importantes de l’art contemporain. Salomé est la première œuvre allemande de grand style qui s’écarte sensiblement de la forme wagnérienne. A ce point de vue particulier, la représentation fut d’un intérêt capital, autant par la nouveauté propre du développement musical dramatique inauguré par M. Strauss, que par les intéressantes comparaisons qu’elle suscite avec certaines œuvres récemment parues en France. Ainsi paraît se généraliser une évolution dans le drame lyrique qui semble devoir donner des résultats inattendus.
Plus personnel que Feuersnot, d’invention mélodique plus choisie, Salomé vaut encore par la prodigieuse qualité de la mise en œuvre. La mélodie y est dégagée de toute harmonie traditionnelle. L’écriture y est d’une liberté qui semble braver toute contrainte. Il ne faudrait point en juger d’après une réduction, de piano ; quelle que soit sa perfection, elle ne saurait rendre la séduction d’un orchestre [merveilleux] de variété, de souplesse et d’invention, où les plus invraisemblables duretés d’écriture se fondent en un ravissement.
La longue attente qui précède l’apparition de la tête du Baptiste hors de la citerne, la longue scène [où] Salomé tendre et haineuse baise enfin les lèvres du mort, son triomphe où l’amour même s’exaspère encore, sont des pages où l’on trouve une émotion rare qu’il est donné à peu d’artistes de faire sentir.
Certes M. Richard Strauss ne s’est point laissé tenter par ces curiosités instrumentales que son sujet et sa virtuosité technique lui eussent permis. Mais cependant, à maintes reprises c’est à l’orchestre que sont dues les plus rares impressions tragiques. Je citerai entre autres, pendant la scène [où] Salomé attend la tête de Jochanaan, les gémissements que produisent sur un roulement de timbales, les sons harmoniques des contrebasses à découvert. Cela est neuf et prodigieusement expressif.
Un instrument nouveau, déjà utilisé dans la Symphonia Domestica apparaissait pour la première fois dans un orchestre de théâtre : c’est « l’heklophone »1, instrument dont Wagner réclamait la création il y a une quarantaine d’années. C’est un instrument en bois, à anche, à l’octave inférieure du hautbois – dont la sonorité très caractéristique, est douce et mordante à la fois.
II me reste, après avoir essayé de vous dire la valeur singulière de Salomé, de vous parler de son interprétation. Là aussi[,] ce fut un émerveillement. Grâce aux soins intelligents d’un intendant général ami des arts et très averti de tout ce qui les concerne, Son Excellence le comte de Seebach, Salomé a été réalisée de façon à soutenir la comparaison avec les scènes les plus réputées d’Europe. Un orchestre de cent musiciens, d’une homogénéité, d’une sonorité remarquables, était conduit par M. Von Schuch, l’éminent capellmeister qui, depuis plus de trente ans, préside aux destinées de l’Opéra de Dresde. Il a conduit cette partition, d’une difficulté inouïe avec une sûreté, une souplesse et une ardeur réellement admirables. M. Burrian chantait Hérode, dessinant le rôle en une curieuse silhouette de despote maladif et inquiet ; il a osé le pousser par moment jusqu’au grotesque et a reconstitué ainsi la figure saisissante que l’auteur avait conçue.
Mme Wittich n’a pas le physique qui [convient] à Salomé, mais a chanté le rôle avec une expression, si intense, avec une chaleur si persuasive, qu’elle est parvenue à donner l’illusion d’une Salomé idéale. Jochanaan, c’était M. Perron, bien connu des habitués de Bayreuth, qui apprécient son expérience et son autorité. Le Quintette des juifs – un épisode remarquable de la pièce – a été rendu à la perfection par des artistes de premier ordre, qui ont consenti à jouer ces personnages secondaires. Il est vrai que ce morceau est d’une telle complexité musicale que seuls des chanteurs de grande valeur pouvaient l’exécuter ainsi.
Une mise en scène d’un goût parfait, des éclairages judicieusement réglés, un décor d’une ingénieuse poésie, dû au talent de M. Rieck, complétaient l’attrait du spectacle.
* | Je traduis ce fragment du texte allemand, d’ailleurs remarquable, de [Mme.] Lachmann, l’édition française originale étant introuvable. [Originalanmerkung]. |
1 | recte: « le heckelphone ». |