A propos de la Salomé de Richard Strauss, il n’est pas sans intérêt de rappeler que l’aventure d’Hérode Antipas, roi de Judée, est l’une des plus persistantes de la légende chrétienne. Ayant épousé Hérodias, la femme de son frère, et subjugué par la manière dont la fille de celle-ci, Salomé, avait dansé en sa présence dans un festin, il avait promis par serment à cette dernière de lui donner ce qu’elle demanderait, fût-ce la moitié de son royaume. A l’instigation de sa mère à qui Jean (ou plutôt Iokanaann [sic] de son nom hébraïque) reprochait avec indignation sa conduite dissolue, Salomé demanda que la tête du prophète lui fût apportée dans un bassin d’argent. Hérode consentit, aimant mieux commettre un meurtre qu’un parjure et il ajouta la mort de Iokanaann à ses autres crimes.
Cette tragique légende a, depuis deux mille ans, fréquemment inspiré les peintres et les sculpteurs. Innombrables sont les monuments qui, pendant tout le moyen âge, en ont perpétué le sanglant souvenir. Dans tous les pays de la chrétienté, dès le XIIe et le XIIIe siècle, on la voit même apparaître sur la scène dans les fameux Mystères qui en France, en Italie, en Allem[a]gne, partout, reproduisaient sous une forme plastiqué, en des tableaux animés accompagnés de musique et de danses, les principaux épisodes de la vie de Jésus, des apôtres et des saints. Sous la Renaissance, la danse de Salomé devint un sujet favori des peintres religieux ou profanes. Salomé apportant à sa mère, sur un plateau d’argent la tête de Jean le Précurseur se voit en d’innombrables tableaux dans les églises et les palais. Ghirlandajo en fait un grand panneau pour Santa-Maria de Florence ; L[u]ini, le Titien, le Masolino, Le Tintoret, Andréa del Sarto, le Véronèse ; d’autre part, Rubens, Van Thulden, Amberger, le précurseur de Dürer, combien d’autres encore multiplient les compositions ayant pour thème la danse de Salomé et son horrible offrande à Hérodias. On la trouve reproduite sur les sarcophages de marbre, mêlés aux ornements qui enrichissent les temples catholiques et les palais des seigneurs ; et la tradition picturale ou sculpturale se perpétue jusqu’à nos jours dans les tableaux de Delacroix, de Baudry (coupole de l’Opéra de Paris), de Henner, d’Henry Regnault, de Gustave Moreau, etc.
Dans cette longue suite d’œuvres d’art inspirées par la légende de saint Jean, c’est tantôt l’agenouillement de Salomé devant la tête, tantôt sa danse qui est le sujet développé par l’artiste. Au XIIIe siècle s’introduit une nuance mystique curieuse : subjuguée et attendrie, Salomé embrasse la tête de Jean sur la bouche et ce baiser est comme un geste de remords ou d’effroyable perversité.
Ce sont ces trois éléments que l’on retrouve dans le drame d’Oscar Wilde. La danse notamment en est un épisode saillant, comme le baiser final. A la prière d’Hérode, Salomé montre ses talents sur la terrasse du palais devant toute l’assemblée des convives qui sortent du festin. Il est intéressant de constater q[u]e ce n’est point là une fantaisie. La danse n’était pas tenue en mépris chez les Israélites comme elle l’était chez les Egyptiens et ce n’étaient pas, comme chez les Grecs, des professionnels qui s’y livraient de préférence. Le roi David lui-même n’avait-il pas dansé devant l’arche? Les jeunes filles de Judée s’adonnaient à l’art de la danse dont elles avaient fait un divertissement, et même les filles des grands personnages ne dédaignaient pas cet amusement ; elles se faisaient, au contraire, gloire d’y exceller et dansaient non pas seulement devant les membres de leur famille, mais en présence d’étrangers, mêlées peut-être à des danseuses de profession. En ce qui concerne la fille d’Hérodias, l’histoire signale la présence de Salomé au festin d’Hérode ; aussi est-il permis de supposer que la princesse de Judée s’offrit à la vue des convives, soit en compagnie de ces danseuses, soit après leur exercice, car, dès une époque très ancienne, les danseurs et danseuses de profession se r[e]ncontraient en Judée dans les fêtes, ainsi que l’attestent les reproches de Michol à David tels que les rapportent les Septante et la Vulgate.
Dans l’admirable conte qu’il a consacré à la légende d’Hérodias, Gustave Flaubert décrit avec sa pittoresque précision la danse de Salomé : »Ses pieds posaient l’un devant l’autre, au rythme de la flûte et d’une paire de cr[ota]les. Ses bras arrondis appelaient quelqu’un, qui s’enfuyait toujours. Elle le poursuivait, plus légère qu’un papillon, comme une Psyché curieuse, comme une âme vagabonde, et semblait prête à s’envoler … L’accablement avait suivi l’espoir. Ses attitudes exprimaient des soupirs, et toute sa per sonne [sic] une telle langueur qu’on ne savait pas si elle pleurait un dieu ou se mourait dans sa caresse … Puis, ce fut l’emportement de l’amour qui veut être assouvi. Elle dansa comme les prêtresses des Indes, comme les Nubiennes des cataractes, comme les bacchantes de Lydie. Elle se renversait de tous les côtés, pareille à une fleur que la tempête agite … Ensuite elle tourna autour de la table d’Antipas, frénétiquement, comme le rhombe des sorcières …«
On pourrait voir dans cette description le scénario de la partie mimée et dansée que Richard Strauss a confiée à l’interprète de sa Salomé.