Kufferath, Maurice
»Salomé. Suite et fin«
in: Le Guide musical, Jg. 53, Heft 12, Sonntag, 24. März 1907, S. 227–229

relevant für die veröffentlichten Bände: I/3b Salome (Weitere Fassungen)
[227]
SALOMÉ
(Suite et fin. – Voir le dernier numéro)1

Dès qu’est reconnu le rapport intime que Richard Strauss établit entre les thèmes où s’exprime l’amour de Salomé et l’idée de Rédemption que personnifie Iokanaan, l’œuvre s’éclaire et toute l’économie esthétique s’en révèle. Car, disciple compréhensif de Wagner, Richard Strauss combine tous les éléments qui entreront dans sa composition de telle sorte que leur apparition, leurs divers retours, les multiples combinaisons auxquelles il les assouplit, se fondent en un tout organique où rien n’est laissé au hasard, où tout a un sens, une fonction et par là même une signification spirituelle. Les leitmotive, dont il se sert d’ailleurs très librement et avec une aisance qui atteste la plus surprenante maîtrise musicale, sont divisés en deux groupes bien distincts. Il y a toute une série de thèmes qui servent à caractériser la vie inférieure de Salomé, ses instincts pervers, si l’on peut dire. Exposés dès le dèbut de la partition, ils se distinguent par leur constitution rythmique capricieuse et leurs harmonies dissonantes. Ils s’opposent nettement aux deux thèmes très saillants, aisément reconnaissables dès la première audition, qui s’attachent à la personne de Iokanaan et qui sont au contraire bâtis sur des harmonies consonnantes : l’un chevaleresque en quelque sorte et militant, qui semble s’appliquer plus particulièrement à la mission du précurseur ; l’autre, d’une grande noblesse mélodique et d’une douceur évangélique très captivante, semble plutôt évoquer l’image des temps nouveaux, de la paix attendue sous le règne annoncé du Messie. C’est ce dernier thème qui, se combinant avec une phrase chaleureuse traduisant en ses transformations tous les états d’âme de Salomé, tantôt caressante et voluptueuse, puis passionnée et frémissante, ou bien encore tourbillonnante comme un rythme de valse, ou enfin exaspérée jusqu’au cri de détresse et de désespoir quand Salomé cueille enfin sur les lèvres du supplicié ce baiser qu’elle a vainement demandé au prophète vivant, c’est ce thème qui, en s’épurant de plus en plus vers la conclusion de l’ouvrage, transporte le drame au delà des tragiques réalités de la scène dans les hautes sphères de la spiritualité et de la sensibilité morale.

Entre ces deux groupes de thèmes, tout un ensemble curieux de motifs secondaires, de nature pittoresque ou de signification caractéristique, s’enchâssent dans la trame orchestrale et forment des épisodes qui séparent entre elle les trois grandes scènes où dominent les thèmes propres de Salomé et de Iokanaan.

Des analyses thématiques ne tarderont pas à surgir qui détailleront, non sans intérêt certes, les souples et subtiles transformations auxquelles le maître a soumis ces divers éléments. Nous voulons nous borner ici, après avoir signalé d’une façon sommaire et générale la nature du procédé mis en œuvre, à dire la merveilleuse unité musicale de l’ensemble dans une envolée mélodique et rythmique d’une puissance [228] irrésistible. Car c’est là surtout ce qui frappe l’auditeur dès sa première rencontre avec la partition de Salomé: la clarté mélodique, la netteté et la solidité des lignes architecturales de la composition.

En dépit de toutes les hardiesses des son harmonie, de la complication à première vue singulière de ses combinaisons rythmiques, de l’enchevêtrement troublant de tonalités et de dessins mélodiques qui paraissent inconciliables, Richard Strauss est un musicien traditionnaliste. Il est de la descendance directe des grands symphonistes allemands. Tous ses développements sont établis solidement sur une assise tonale qui reste apparente et claire sous les méandres les plus capricieux de la polyphonie orchestrale et malgré les heurts passagers d’harmonies qui échappent à l’analyse. Bien des détails qui paraissent grimaçants dans la réduction pour piano s’adoucissent étonnamment à l’exécution instrumentale, grâce à la savante et ingénieuse combinaison des timbres. La complication de l’orchestre dépasse tout ce qui avait été tenté jusqu’ici. Les cordes jouent presque constamment divisées, de même que les groupes des hautbois (augmentés d’un cor anglais grave), des clarinettes, des flûtes, des bassons et des cuivres ; la harpe s’accouple en de délicieuses sonorités avec le celesta ; le xylophone scande les rythmes à côté des cymbales, des timbales et de la caisse roulante ; et l’orgue soutient çà et là d’une pédale grave tout l’édifice sonore.

Malgré ce prodigieux assemblage d’engins, la sonorité de cet orchestre fomidable est d’une fluidité extraordinaire. Il est comme un tapis moelleux et souple sur lequel se poserait la voix humaine, rayonnante dans sa splendeur.

Une page capitale résume en quelque sorte toute cette admirable partition : l’intermède symphonique qui s’intitule la Danse de Salomé. Tous les thèmes essentiels s’y rencontrent en des associations et avec des développements qui font de ce fragment une des inspirations les plus vibrantes, les plus expressives et les plus colorées de la musique moderne. C’est un absolu chef-d’œuvre. Si Richard Strauss l’avait placé en tête de la partition en guise d’ouverture, cette page irait demain prendre place immédiatement à côté des immortelles ouvertures de Beethoven, de Weber et de Wagner. C’est tout un poème symphonique où se synthétise la psychologie de l’héroïne du drame ; le trouble de son âme, ses aspirations et ses désirs, ses espoirs et ses déceptions, son orgueil brisé, sa cruauté excitée, le désespoir et la détresse finale de sa passion.

Ce n’est pas, du reste, le seul fragment symphonique très développé de la partition. Dès le début du drame, lorsque Salomé exige qu’on ouvre la citerne où est enfermé Iokanaan et qu’on en fasse sortir le prophète prisonnier, l’ascension de celui-ci est accompagnée par un long morceau symphonique qui se développe (principalement sur le thème héroïque propre à Iokanaan) en une progression d’un effet saisissant. Lorsqu’enfin le prophète a atteint la margelle du puits et qu’il se dresse de toute sa hauteur en face de la fille d’Hérodias, l’accord parfait d’ut majeur éclate dans le profondeurs de l’orchestre ; c’est un moment grandiose et de la plus puissante beauté dramatique. Alors se déroule entre le prophète et Salomé la grande scène de séduction ou de révélation, si l’on peut ainsi dire, où les fleurs mélodiques les plus rares éclosent sur un fond instrumental merveilleusement intéressant. Elle se résout finalement en une page d’une sérénité profondément émouvante, lorsque Iokanaan parle à Salomé de « Celui qui est dans un bateau sur la mer de Galilée » et qui seul pourrait lui accorder la rémission de ses péchés.

Une page symphonique mais qui se développe en sens inverse, – qui va de la clarté rayonnante à l’obscurité tragique, – accompagne parallèlement la descente de Iokanaan dans la citerne, et clôt en quelque sorte la première partie du drame.

La seconde partie est de caractère plutôt épisodique. C’est l’arrivée d’Hérode, suivi de sa cour et des hôtes dont on avait déjà [229] précédemment entendu les disputes lointaines dans la salle de festin. Elle est introduite par un thème tout à fait amusant, en succession de tierces et de quartes alternées, grimaçant et titubant en quelque sorte ; sur les dessins empruntés à ce thème se développe ensuite une discussion folle des juifs sur la question de savoir « si Elie a vu Dieu ou seulement l’ombre de Dieu » et sur cet autre problème : Iokanaan est-il ou n’est-il pas le prophète Elie ressuscité ? Il y a là un ensemble vocal de la plus divertissante polyphonie rythmique et mélodique : un chef-d’œuvre d’humour et d’habileté d’écriture. Notons aussi la belle phrase mélodique du Nazaréen qui met fin à cette discussion en confessant sa foi dans le Messie dont les miracles, accomplis aux portes de Jérusalem, provoquent la terreur du tétrarque.

Le développement du drame amène enfin la Danse de Salomé, dont nous venons de parler, et qui est le point central de la partition et du drame. C’est après cette danse que Salomé demandera à Hérode la tête de Iokanaan. L’action se précipite désormais et ne laisse guère de place aux développements purement musicaux. Ce qu’il faut admirer ici, c’est la sûreté de l’écriture et de l’instinct dramatique du compositeur. En traits nets et décisifs se dessinent la terreur d’Hérode, la joie perfide d’Hérodias, l’insistance puérile et suprêmement cruelle de Salomé. La musique halète, tressaute, s’éclaire ou s’assombrit avec une souplesse extraordinaire, suivant étroitement le texte et quelquefois avec des raffinements de peinture réaliste bien curieux. Ainsi, pour que Salomé renonce à son horrible demande, Hérode promet de lui donner ses paons blancs, les plus merveilleux qui soient au monde ; Strauss s’amuse à imiter dans l’orchestre le sifflement que ces oiseaux font entendre. Hérode promet à Salomé des bijoux extraordinaires, dont il fait une description minutieuse : l’orchestre s’éparpille en dessins à facettes qui brillet et scintillent comme des pierreries.

Ces menus épisodes, qui font attendre et désirer la scène finale, en accentuent le prodigieux effet lorsqu’enfin elle se déroule dans toute son horreur tragique. Hérode a consenti. L’anneau de la mort a été remis au bourreau, qui s’est précipité dans la citerne. Salomé est à l’orifice du puits, écoutant. Ce sont alors des silences sinistres, des trémolos à faire frémir, des sonorités extraordinaires, insoupçonnées, miraculeuses de tragique horreur. Des gémissements brefs, des soupirs sans timbre sortant comme d’une gorge étranglée, s’exhalent des profondeurs de l’orchestre*. Le bourreau est à l’œuvre.

Et voici la tête qui sort du puits. Un rappel terrible et triomphant des thèmes qui caractérisent la perversité et les désirs de Salomé bondit des basses aux suprêmes hauteurs de l’ensemble instrumental et aboutit à un andante frémissant de passion et de douleur qui, peu à peu, se transforme, s’épure, se calme et s’exhale finalement en un cantique d’amour auquel je ne sais quoi comparer, sinon le merveilleux finale de Tristan et Iseult ou la sublime conclusion du Crépuscule des Dieux. Il y a là une trentaine de pages de musique qui, par leur richesse harmonique, par le charme rare des sonorités, par la chaleur tour à tour enivrante ou apaisée du sentiment, par la noblesse et l’ampleur de la ligne mélodique, atteignent aux suprêmes sommets de la beauté esthétique et donnent à ce drame terrible une terminaison de la plus haute poésie.

* Richard Strauss s’est souvenu ici d’un procédé signalé par Berlioz dans son Traité d’instrumentation où il note ceci : « Un artiste piémontais, M. Langlois, qui s’est fait entendre à Paris il y a une quinzaine d’années, obtenait, avec l’archet, en serrant la corde haute de la contrebasse entre le pouce et l’index de la main gauche, au lieu de la presser sur la touche, et en montant ainsi jusqu’auprès du chevalet, des sons aigus très irréguliers et d’une force incroyable. Si l’on avait besoin de faire produire à l’orchestre un grand cri féminin, aucun instrument ne le pourrait jeter mieux que les contrebasses employées de la sorte. » C’est à ce procédé qu’à recours [sic] M. Strauss pour évoquer l’idée de la décollation de Iokanaan. [Originalanmerkung].
1Für die Edition des hier erwähnten ersten Teils siehe: richard-strauss-ausgabe.de/b44189.
verantwortlich für die Edition dieses Dokuments: Claudia Heine

Zitierempfehlung

Richard Strauss Werke. Kritische Ausgabe – Online-Plattform, richard‑strauss‑ausgabe.de/b44195 (Version 2021‑09‑29).

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