Il y a plusieurs Salomé dans l’histoire ; la plus connue, la plus célèbre, surtout depuis qu’on en a fait une héroïne d’opéra, est celle que, de toute antiquité, on avait surnommé la danseuse, et qu’ont fait connaître les lignes suivantes empruntées au récit évangélique de saint Mathieu :
Il arriva un jour qu’Hérode, à l’occasion de la fête de sa naissance, donna un festin aux grands dignitaires de sa maison, aux officiers de sa garde et à des personnages considérables de la Galilée. La fille d’Hérode, Salomé, ayant dansé en présence des convives du banquet, eut un tel succès que le Roi lui dit : « Demande-moi tout ce que tu voudras, fût-ce la moitié de mon royaume. » Alors, Salomé sortit et alla trouver sa mère à qui elle dit : « Que dois-je demander ? », et Hérodiade lui répondit : « Demande la tête de saint Jean Baptiste », lequel était emprisonné. Et Salomé étant retourné auprès du Roi, lui dit : « Je désire que tu me donnes, à l’instant, la tête de saint Jean le baptiseur ». Le Roi fût très affligé de cette demande, mais voulant tenir l’engagement qu’il avait pris par serment, il envoya, sur-le-champ, un soldat de sa garde avec ordre de lui rapporter la tête de saint Jean, ce qui fut fait. L’homme chargé de cette mission se rendit à la prison où saint Jean était enfermé, le décapita et apporta la tête, sur un plat, à Salomé, qui la remit à sa mère.
Voilà ce que dit [sain]t1 Mathieu : il n’est nullement question, dans son récit, d’un baiser donné par Salomé sur les lèvres de la tête de saint Jean ; pas un des nombreux artistes qui ont jadis représenté cette tête légendaire portée par Salomé n’a mis en action un tel épisode. C’est une invention moderne et vraiment inexplicable. On comprend mieux le geste d’Hérodiade dans la grande composition de Rubens représentant la Danse de Salomé, où cette épouse du roi Hérode, assise à ses côtés, à la table du festin, lorsqu’on lui présente la tête de saint Jean sur son plat historique, approche de cette tête une fourchette, qu’elle tient à la main, et dont elle s’apprête à piquer la langue de celui qui s’est permis de reprocher à Hérode d’avoir épousé la veuve de son frère, union que ne permettait pas le degré de parenté. L’auteur de la pièce, M. Oscar Wilde, n’a pas jugé qu’il y eût, dans les incidents de la légende, si l’on se bornait à les mettre en scène dans un poème d’opéra, de quoi fournir des occasions suffisantes d’inspiration à un compositeur, et pour obvier à cet inconvénient, il a créé des épisodes nouveaux de l’action, trouvés nécessaires pour atteindre le but qu’on avait spécialement en vue, celui de créer des situations dramatiques favorables à la musique. A ce titre, nous citerons l’amour étrangement ressenti par Salomé pour saint Jean, des entrevues avec le saint personnage dont on éprouve, plus tard, quelque surprise de lui voir demander la tête ; l’épisode du baiser pris sur les lèvres de cette tête ; enfin, la tragique scène du dénouement, où l’on voit l’héroïne mise à mort par ordre du Roi, son père.
En voilà assez sur la pièce ; occupo[n]s-nous maintenant de la musique, qui est nécessairement l’objet principal, quand il s’agit d’un opéra. La partition de M. Richard Strauss est l’œuvre d’un maître auquel tous les procédés d’instrumentation sont familiers, et il faut le constater d’abord, sans en éprouver aucune surprise, l’habitude qu’il a de conduire un orchestre à Berlin lui ayant appris, pratiquement, tout ce qu’on peut tirer des formes instrumentales pour produire les effets attendus dans telle ou telle situation d’une action dramatique. La musique de Salomé n’est pas, dans les accompagnement [sic], d’une complication orchestrale exagérée aux dépens du chant, le travail important des voix étant réglé de manière à être parfaitement suivi et compris, à travers les détails d’une instrumentation très riche, mais non pas absorbante, quant à l’attention quelle exige de l’auditeur. On l’écoute avec intérêt, on le suit avec curiosité, ce travail de sonorités, toujours en rapport avec les nécessités de la scène dont ils aident à saisir le véritable sens. C’est que M. Strauss a de très justes et très variées inspirations dramatiques dans les situations des apparitions de saint Jean à Salomé, et des impressions qui font naître, chez les témoins de ces incidents magiques, ce qui se passe, ce qui se dit entre Salomé et l’être mystérieux qui répond à ses évocations. Il y a des scènes mouvementées dont le compositeur a fait habilement ressortir l’intérêt. Dans tout cela, M. Strauss se montre à la fois un dessinateur et un peintre en musique ; il trace habilement les situations qu’il met en scène, et ajoute à ce travail tout intellectuel l’attrait de riches colorations.
Il n’y a vraiment que du bien à dire de l’interprétation de l’œuvre nouvelle, dont la direction du Théâtre de la Monnaie vient d’enrichir son répertoire. Mlle Mazarin est tout à fait excellente, comme cantatrice et comme comédienne, dans le rôle de Salomé, dans lequel elle rend fidèlement toutes les intentions des auteurs, librettiste et musicien ; Mme Laffitte donne au personnage d’Hérodiade son vrai caractère, y mettant le charme et la grâce v[…]lus2 pour expliquer l’empire qu’elle exerce sur le Roi, son mari. M. Swolfs représente Salomon [sic] avec autorités [sic] et avec une grande dépense de chaleur, dans la scène du festin et de la danse de Salomé ; M. Petit a bien saisi la physionomie que doit avoir saint Jean prisonnier d’Hérode, et chante le rôle avec fermeté ; très bien aussi, dans leurs emplois secondaires, M. Vallier et Nandès. Et l’orchestre, pouvons-nous l’oublier, lui qui s’est montré tout à fait à la hauteur de la tâche importante qu’il se trouve avoir reçue de M. Strauss, pour le rendre de ses fins détails d’instrumentation.
Il ne nous reste plus qu’à parler de la chorégraphie, représentée par Mlle A[ï]da Boni, qui danse le pas qu’on est censé voir exécuter par Salomé, grâce à une substitution de personne naturellement jugée nécessaire.
La mise en scène est excellente dans tous ses détails, et l’on peut prédire que Salomé est appelée à prendre de nombreuses fois sa place sur la scène de la Monnaie.
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