M. Richard Strauss nous est déjà connu comme symphoniste. Qu’on se rappelle l’émoi suscité par les premières exécutions de Till Eulenspiegel, de Zarathoustra, de la Vie d’un héros, de la Sinfonia domestica, – autant de pièces symphoniques énormes, extraordinaires, déchaînant l’enthousiasme des uns et la réprobation indignée des autres. Richard Strauss se révélait, par ces œuvres, puissant manieur de sonorités, polyphoniste d’une habileté presque terrifiante, orchestrateur d’une audace telle que plus d’un auditeur décerna au compositeur bavarois un diplôme de démence bien conditionné – diplôme déjà octroyé à Beethoven et à Wagner, pour ne parler que de ceux d’hier et d’avant-hier.
Cependant, en examinant de près les partitions de R. Strauss, il n’est pas difficile de s’apercevoir qu’elles se rattachent plutôt au classicisme : le poème symphonique étant la symphonie libérée et enrichie des conquêtes du drame lyrique (devenu, avec R. Wagner, un drame symphonique). C’est, dans le maniement du matériel sonore qu’innova surtout l’auteur de l’Heldenleben. Il y a, parmi ses sept Tondichtungen (« poèmes sonores »), une profusion de choses nouvelles – dont malheureusement les neuf dixièmes restent inaccessibles à ceux qui ne possèdent qu’un sens auditif insuffisamment cultivé. Le fil de certaines périodes – parfois très étendues – n’est pas toujours aisé à démêler, au milieu des accessoires nombreux dont l’auteur se plaît à l’entourer. Parfois, les thèmes s’entrelacent, se superposent en polyphonies fort curieuses, qui exigent, pour être comprises, la faculté de diviser la perception (de la porter sur plusieurs points à la fois). Tous ces procédés existaient avant Strauss : on les trouve dans les vénérables compositions d’Ockeghem, et ils sont portés à un degré de perfection (et de complication) jusqu’alors inouïe dans les œuvres de J.-S. Bach. On ne trouve donc là rien d’absolument neuf en soi. Ce que l’auditeur le moins doué ressentira certainement, c’est l’impression de force et de grandeur qui se dégage souverainement de toutes ces créations. En les écoutant on songe aux luxuriantes rapsodies homériques.
Salomé – troisième œuvre théâtrale de R. Strauss – donne, dans son ensemble, la même impression de puissance un peu sombre.
Semblable aux drames wagnériens, c’est un grand poème symphonique, richement étoffé, luxueusement surchargé de parures musicales. Sur scène les personnages vivent et meurent ; à l’orchestre, la symphonie s’éclaire de l’auréole qui ceint le front du prophète, s’embrase de la lave des passions insatiables de Salomé, ou reflète l’esprit chaotique d’Hérode.
Les sentiments qui agitent ces personnages sont – toujours, comme dans les drames de Wagner – caractérisés par des « motifs » (il y en a une quarantaine), qui se développent, se transforment ou se combinent selon la marche de l’action. Il serait extrêmement intéressant et instructif au point de vue musical d’analyser en détail ces variations de la trame symphonique et d’en démontrer la logique. Ainsi s’expliqueraient très simplement bien des passages qui, pris abstractivement (c’est-à-dire séparés du texte ou de l’action qui les justifient) semblent tout d’abord étranges. Mais cette exégèse, qui serait forcément très longue, ne pourrait se faire qu’à l’aide de la partition même, ce qui n’est pas accessible à tout le monde. Je me bornerai donc à relever quelques mesures curieuses.
Quand la voix du prophète s’élève, du fond du puits où il est enfermé, les sonorités de l’orchestre s’adoucissent, les cors résonnent harmonieusement en accords consonants, disant les visions austères d’Iokanaan (Jean), inspiré de l’Esprit du Seigneur. Les soldats qui montent la garde ne comprennent rien aux chants prophétiques du Précurseur, et la prédiction : « Il viendra » retentit aux bassons obtus.
Cependant, Narraboth, l’officier enamouré, contemple de toute son âme la princesse Salomé ; ses désirs inassouvissables se trahissent par une phrase souffrante de violoncelle.
Voici Salomé elle-même, belle et inquiétante, marchant en cadence comme « un serpent qui danse », et l’orchestre s’anime de rythmes légers[,] se teinte de sonorités brillantes comme les bijoux dont l’Asiatique est parée.
Iokanaan continue de proférer ses prédictions, et Salomé, tout de suite, veut voir de près cet être extraordinaire qui vaticine au fond d’une sombre citerne (profondes et obscures résonances de contrebasses, tuba, contrebasson).
Narraboth est très malheureux, partagé entre son amour et son devoir d’officier (le tétrarque Hérode a défendu de laisser approcher qui que ce soit du prophète).
Salomé, coquette et impérieuse à la fois, impose sa volonté à Narraboth : Iokanaan sort de la citerne (grande page symphonique, extrê[2]mement colorée), et la fille d’Hérode, interdite, écoute cette voix grave qui annonce le châtiment prochain de celle (Hérodias) qui se livre à l’impudicité. Le regard que Salomé jette sur le Précurseur est interprété par un nouveau thème.
Narraboth, inquiet, douloureusement jaloux, s’évertue en vain d’éloigner la princesse : il pressent de funestes événements. « Quelle est cette femme qui me regarde ? » dit Iokanaan, pendant qu’aux basses se déroule un thème tortueux, troublé, finissant par se résoudre en un dessin de caractère combatif. « Je ne veux pas savoir qui c’est. Qu’elle s’en aille ! »
Salomé essaye de vaincre la résistance du farouche prophète, dont elle exalte « le corps blanc comme le pré que le faucheur n’a jamais fauché, les cheveux qui semblables aux longues nuits où les étoiles ont peur », enfin, sa bouche : « C’est de ta bouche que je suis amoureuse, Iokanaan, laisse-moi la baiser ». En un crescendo d’une gradation troublante, la musique s’étend et grandit, sensuelle jusqu’au paroxysme : « Je baiserai ta bouche ! … » Narraboth, désespéré, se tue d’un coup de poignard, mais la princesse ne s’en aperçoit même pas : haletante, elle continue de poursuivre le Précurseur du délire violent qui absorbe tout son être, et qui se traduit en envolées lyriques d’une presque cruelle expres[si]on.
Iokanaan maudit la séductrice et redescend dans la citerne (grand interlude orchestral, terminé par un étrange dessin, – aux bassons – annonciateur de la vengeance de Salomé).
Entrent en scène Hérode, Hérodias et toute la cour. Le tétrarque est aviné, ce qui n’éclaircit guère ses idées, plutôt incohérentes, ainsi qu’en témoignent de rapides gammes en tons entiers, bafouillées par les clarinettes. Il a marché dans le sang. « Qui est mort ici ? », s’écrie-t-il, effrayé. « Narraboth ? Je n’ai pas donné l’ordre de le tuer … » On lui dit qu’il s’est tué lui-même (sic). « Qu’on l’emporte … » Voici qu’un aigre vent s’élève, qui souffle la démence dans le cerveau vide du tétrarque (curieux effets de bise, au milieu desquels surgit, solennel, le thème de Iokanaan, l’invisible puissance.)
Hérode se calme, cependant, et s’adresse à Salomé[,] lui parle très doucement : mais voici que retentit de nouveau la voix sévère de Iokanaan. Hérodias[,] outrée, ordonne de faire taire celui qui vomit obstinément des injures contre elle. Hérode répond que c’est un saint homme. « Vous avez peur de lui », réplique Hérodias, et le bafouillement des clarinettes reparaît, trahissant la piètre idée que la reine se fait de la jugeotte de son mari. Mais ce dernier persiste à affirmer qu’Iokanaan « est un homme qui a vu Dieu ».
Ici commence une controverse charivarique de juifs, qui contestent la sainteté du prophète. Cette page, d’un comique grimaçant, rappelle certains passage [sic] de Till Eulenspiegel (la thèse « unsinn » [sic]), ou du Siegfried de Wagner (la dispute entre Albérich et Mime, au 2e acte). Deux Nazaréens interviennent et essayent de faire comprendre à Hérode le sens des prédictions d’Iokanaan au sujet du « Messie ». Mais le tétrarque détourne son attention de ces discours solennels, et prie Salomé de danser. Celle-ci y consent, mais elle exige que le roi lui donne tout ce qu’elle demandera.
La danse de Salomé est une des parties les plus développées de la partition. Elle est tour à tour gracieuse, lascive, lente ou emportée. Ci et là, sur des motifs de danse orientale, apparaissent les thèmes du prophète, de la beauté de Salomé, de la vengeance qui se précise de plus en plus.
Salomé réclame sa récompense : « la tête d’Iokanaan dans un bassin d’argent ».
Hérode, épouvanté, tâche de la dissuader. Il offre à la fille d’Hérodias toutes sortes d’objets précieux ; mais rien n’y fait, elle exige la tête d’Iokanaan.
Le tétrarque, épuisé, cède. « Qu’on lui donne ce qu’elle demande ! C’est bien la fille de sa mère ! » (resic).
Et il s’affale, sans force, sans pensée.
Silence plein d’horreur.
Aux tréfonds de l’orchestre bruissent d’indistinctes contrebasses. Salomé réprime les gémissements d’attente angoissée qui lui montent aux lèvres, ce qui est bizarrement rendu par un son très élevé des premières contrebasses : ce sont vraiment des sanglots étouffés.
La fille d’Hérodias s’impatiente. Pourquoi […]arder1 ainsi à décapiter l’homme qu’elle hait ? L’orchestre se déchaîne en harmonies corrosives, comme entrainé par une folie de meurtre.
»Je veux la tête d’Iokanaan ! » Silence subit. Un long bras noir, celui du bourreau, surgit de la citerne, portant sur un bouclier d’argent, la tête du [prophète].
Ici commence la page capitale du drame ; « final » d’un souffle intense, étrange ; c’est magnifique et affreux, grandiose et effrayant, peu analysable, admirable à coup sûr.
« Ah ! tu n’as pas voulu me laisser baiser ta bouche, Iokanaan … Eh bien ! je la baiserai[…] maintenant. »
Et la féroce Orientale clame l’ivresse de la vengeance satisfaite, l’âpre jouissance de pouvoir satisfaire enfin son désir, effréné, et aussi l’horrible souffrance d’avoir perdu celui qu’elle aimait. Car « pourquoi Iokanaan ne m’a-t-il pas regardée ? Il m’aurait aimée … »
« Elle est monstrueuse, ta fille ! » murmure Hérode, que ces transports hystériques épouvantent au-delà de toute expression. Pour ne plus rien voir, il ordonne d’éteindre les flambeaux.
Dans la nuit, Salomé continue ses clameurs érotiques ; elle est épuisée, sa voix s’affaiblit peu à peu. Elle a baisé la bouche d’Iokanaan, et une âcre saveur lui en est restée sur les lèvres. Est-ce le goût du sang ? Ou le goût de l’amour ?
Un rayon de lune tombe en ce moment sur la misérable femme. Hérode, horrifié, ordonne à ses soldats de la tuer immédiatement. Les soldats écrasent Salomé sous leurs boucliers.
L’exécution de cette œuvre splendide et étrange est remarquable en tous points. L’orchestre, qui est formidablement composé, entoure les acteurs du drame d’une atmosphère sonore, à la fois compacte et subtile ; sous la direction avisée de M. Dupuis, il manœuvre avec docilité et ne pêche que par excès de zèle [?]. M. Petit est un Iokanaan de belle allure, Mme Mazarin (Salomé I) lutte vaillamment de la voix contre les 80 musiciens de la symphonie, et réussit à les dominer très souvent. C’est une belle artiste. Mlle Boni (Salomé II, – la danseuse) n’a pas à déployer autant d’efforts : son « pas des sept voiles » est curieusement composé et réalisé. La physionomie enamourée de Narraboth est bien rendue par M. Nandès. Le rôle de l’acariâtre Hérodias a trouvé une excellente interprète en Mme Laffitte. Il y a encore un page apeuré, Mlle De Bolle, des soldats (MM. Danlée et François), un chœur de juifs bavards (MM. Nandès, Belhomme, Dognies, Dua et Dister), etc.
Enfin, il y a M. Swolfs, qui dépasse indiscutablement ses partenaires par la saisissante création qu’il a réalisée d’Hérode, le tétrarque neurasthénique, incohérent, lâche et versatile.
Et M. [Delescluze] a peint un beau décor violet, adéquat à la terrible action auquel il sert de cadre. La mise en scène est luxueuse.
1 | Es fehlt der erste Buchstabe auf der Tanskriptionsgrundlage. |